Petite contingence de la vie domestique


Il y a quelques heures, mon mari me disait : « De toute façon, tu n’aimes personne. A part ton balai ». Sur le coup, j’ai ri. Bien sûr, je vous raconte ça à froid alors ça ne vous fait pas rire. Mais bon, moi j’ai trouvé ça drôle. Il est marrant, parfois mon mari. Tout ça pour dire qu’après avoir bien ri, ça m’a trotté dans la tête sa réflexion. Et s’il avait raison, après tout ?
En y repensant bien, mon premier souvenir d’enfance c’est quand ma mère m’avait offert tout le nécessaire de la parfaite petite ménagère de 3 ans. Que j’étais fier de ces ustensiles. Le balai surtout ! Avec un manche rouge et la brosse bleue qui brille. De toute beauté. Je le trimballais partout. La plupart des gamines de mon âge avaient des poupées. Moi, je me traînais avec mon balai. J’aimais bien le passer partout où moi-même je passais. Un peu comme si c’était ma continuité. Je me souviens encore de la crise que j’ai faite quand mon nigaud de grand frère l’a cassé sur le dos d’un de ses petits copains de classe. J’avais sept ans. J’étais trop vieille aux yeux de mes parents pour le remplacer. En grandissant, j’utilisais celui de maman. Je prétextais de l’aide. Je voyais bien que ça l’arrangeait. C’était toujours ça en moins côté tâches ménagères. J’ai toujours aimé les balais parce que j’aime quand c’est propre. Logique, non ? J’ai toujours été comme ça. Alors parfois, quand j’étais gosse, avec mon frère ça ne collait pas trop. Parce que lui question bordel, il se posait là ! C’est pas difficile pour rentrer dans sa chambre fallait enjamber les fringues, les magasines, les cendriers pleins et toutes ses conneries avant de parvenir à son lit. Et sa chambre faisait, à l’époque, à peine 9m2 ! C’est dire. Non, non, je vous jure, je n’exagère pas ! Enfin, pour en revenir à mon balai, c’est grâce à lui, un jour où mon cher frère voulait m’en décoller une, que j’ai pu tout éviter et lui filer une dérouillée. Je ne vous dis pas ce qu’il a pris le frérot. Et un coup sur le flanc droit, un coup sur la tête avec le plat de la brosse, et vas-y que je te balance le manche entre les deux jambes. Plié le garçon. Ah, c’était cool ! Bon souvenir. Et grâce à mon balai. Quand je vous le dis !
A l’adolescence par contre ça a été plus compliqué. Les copines, puis les copains et encore les copines. La honte de leur montrer que j’aidais ma mère. Les parents qui font chier. Moi qui sais plus trop où je crèche. Enfin, le balai dans tout ça, oublié. J’ai passé mon bac puis j’ai pris mon indépendance. Et je me suis installée. Petite chambre de bonne ridicule sous les toits de Paris, canapé mousse où quand tu t’assieds dessus tu t’écroules deux minutes plus tard sur le sol, coin-cuisne et douche-w.c à peine séparés. Et de la peinture, et du carrelage, et un balai ! Les études, le ménage, et le balai. Les petits copains pas très souvent alors bien heureuse, je l’avoue, d’avoir mon manche à moi. Non, je n’ai pas honte ? Qui a dit ça ? C’est bien mieux pour assouvir ses vraies envies un manche à balai qu’un manche à couilles d’un soir quand on y regarde de plus prêt. Avec un balai, vous êtes en confiance. Vous êtes surs qu’il ne vous posera pas de rencard, ne vous trompera pas, ne jouira pas avant vous, sera là quand vous le voudrez et comme vous le voudrez. L’idéal. Bon bien sûr côté conversation c’est léger. Mais en même temps, vous les trouviez drôles, vous, les mecs qui vous draguez à la fac ou dans les bars miteux avec, en guise d’esprit, deux grammes cinq d’alcool et une petite quéquette ? Moi il ne me faisait pas franchement envie. Alors, quand les désirs étaient plus forts que la honte enseignée par mon éducation judéo-chrétienne à propos du sexe, je prenais le manche du balai et astiquais d’autres toiles d’araignées.
Cette période n’a pas duré longtemps. J’ai vite rencontré mon mari. Je suis rentrée dans une entreprise où je suis assistante de direction tout de suite après avoir quitté la fac. Naturellement nous nous sommes mariés. Mon boulot ne me passionne pas. Mon patron est d’ailleurs un gros porc, marié avec trois enfants. Le genre de mec qui s’empiffre de charcuterie à tous les déjeuners, a un bide énorme et sue à grosses gouttes...et ne sait pas faire autre chose que de vous balancer son haleine fétide en même temps que ses postillons dans la tronche D’une manière générale, je ne côtoie pas grand monde. Nous sommes quatre dans la boîte dont deux à temps partiel. Je suis mariée depuis dix ans cette année. J’ai deux enfants de respectivement 8 et 6 ans. Ma vie est celle d’une femme qui passe ses week-ends à nettoyer et ses semaines à engueuler la famille pour que ça reste propre. Et je vais vous dire franchement, le seul qui m’aide, qui me soutient, qui est constant tout en restant discret et serviable, c’est mon balai. Bien sûr, parfois il me fout en rogne. Un truc qui m’énerve avec lui c’est qu’il ne tient pas toujours quand je le pose contre un mur. C’est agaçant. Mais agaçant au possible. Non, vous, ça ne vous fait rien ? Moi si. Je ne sais pas pourquoi mais y’a des week-end où il me le fait tout le temps. A la fin je le balance dans le cagibi. Et je peux vous dire que je suis intraitable. Il y reste toute la semaine. Je ne dis pas que ce n’est pas dur pour moi. Rester comme ça sans le toucher. Sans frotter ses poils contre le parquet et le carrelage, sans que je le prenne par le manche et que j’astique la maison. Surtout qu'on le fait plusieurs fois par jour. Tu penses avec les gosses, les potes qui viennent passer le week-end, on a souvent l’occasion d'avoir des relations lui et moi.
Je ne dis pas que ça n’agace pas mon mari. Mais vous reconnaîtrez quand même que c’est de la jalousie primaire. Oui, je passe souvent le balai, mais n’est-ce pas le lot de toutes les femmes du monde ? Après tout, je ne suis pas la seule sur cette planète à me servir d’un manche pour améliorer mon confort. C’est aussi le lot de beaucoup d’épouses. D’autant que je ne joue plus avec mon balai, si vous voyez ce que je veux dire. J’ai mon mari pour ça. Reconnaissons quand même, et je vais me contredire, que c’est plus agréable. Moins disponible mais plus agréable. On m’a toujours dit qu’il valait mieux privilégiée la qualité plutôt que la quantité, enfin, si on a le choix. J’ai choisi mon mari.
J’espère que je ne vous choque pas avec mon histoire de balai, de manche et de mari. Non, parce qu’après tout, il y en a pleins des nanas qui utilisent toutes sortes de sex toys, comme disent les english, pour combler leurs corps envahis de fantasmes lubriques ou délaissés par des maris infidèles ou égoïstes (ce qui revient au même). L’avantage avec mon balai c’est qu’il ne me sert pas qu’à ça. Alors qu’un godemiché, à part vous le mettre où je pense, je ne sais pas trop à quoi ça peut servir. Tout ça pour dire –je sais je m’égare beaucoup- sur le plan cul, avec mon balai c’est fini. Mon mari n’a donc pas de raison d’être jaloux.
Et si je passe beaucoup de temps à faire le ménage c’est bien à cause de lui et des enfants. Alors qu’on ne vienne pas me reprocher mon balai ! En plus, c’est injuste car ces derniers temps j’ai fait des efforts. Je l’ai laissé se reposer, mon balai. J’ai utilisé un tout nouvel engin que mon mari vient de m’offrir pour la fête des mères. Vous savez ce que c’est ? Un aspirateur ! Il est gentil mon mari. Je l’aime bien. Je ne sais pas si je resterais autant de temps avec lui qu’avec mon balai. Mais quand même il est gentil. Et pas con. Grâce à lui j’ai compris. Celui que j’aime depuis toujours, ma grande passion, mon loyal et fidèle compagnon, c’est mon balai.
Vous croyez que ça va être pareil avec l’aspirateur ?


Elodie TORRENTE

Vous avez aimé ? Partagez ce texte sur vos réseaux sociaux.


A lire  : Extraits du recueil