C’est fait. Je viens de me regarder dans un miroir. Quatre mois depuis l’accident. Quatre mois d’enfer. Quatre mois de souffrance. Accident bête s’il en est. Mon travail au labo, la fatigue accumulée, une erreur de manipulation, une explosion soudaine. Pour le tarif d’une heure supplémentaire, un visage en moins. Plus de menton, plus de bouche, plus de nez, plus de joue droite.
A l’instant, je viens de me voir tel que je suis. Sans bande Velpeau, sans cathéter, juste
quelques pansements sur des plaies béantes. Larmes ? Même pas. Vide. Le grand. Le profond. Anéantissement. Le plus total. Dormir. Pour toujours ? Pourquoi pas ?
Puis les jours passent, je me lève. Enfin. Quitter cette chambre. Visiter des couloirs. Pour
commencer. Mais je respire très mal. Mon autonomie est donc limitée. En cinq mois, je n’ai atteint dans cet hôpital que le fond du couloir de l’étage où je suis soignée. Rentrer chez moi? Pas
demain la veille. On dit que tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort. Dans ce cas, je ne vais pas tarder à devenir Wonder Woman. Enfin, la copie difforme de la super nana de mon
enfance. Bizarre de penser à la petite brune à ceinture brillante alors qu’on est cloîtré dans un espace restreint, drogué à la morphine, un tuyau dans les fosses nasales et des perfusions
pour s’alimenter. La vie, décidément, tient à peu de chose. Des souvenirs débiles et tout de suite on se raccroche à cette merde qu’est l’existence. Ou que nous sommes. Au choix. Mais
franchement je ne crois pas que je deviendrai un jour plus forte. Ca veut dire quoi être plus fort ? Faut se faire sauter la tronche pour être plus fort ? Plus fort que quoi ? Que la tragédie
qui tombe sur chacun d’entre nous ? Moi, le travail m’a pris la tête, mais d’autres meurent de faim, d’accident de voiture, ou sous le coup des attentats. Moi, au moins, je vis. C’est ce que
ma fille me dit. Elle veut que je me batte, elle. Mais je n’ai pas cette force. Sans visage, je crois qu’on ne se rend pas compte. Dans cette société ? Impossible. Et elle qui est accrochée à
son miroir comme à mes jupes quand elle avait quatre ans devrait comprendre cela mieux qu’une autre.
Seule, je le suis. Nous le sommes tous, certes. Dans le bonheur comme dans la peine. Les déchirures
sont égoïstes. Personne ne peut rien faire. Même les médecins sont désemparés face à mon état. Alors, moi ! J’ai vu plusieurs fois un psy avant d’affronter le miroir. Il parait que c’est pour
m’aider, pour éviter trop de souffrance morale. Mais je ne souffre plus. Me voir, affronter le trou béant qui mange mon visage n’est que la suite logique et irrémédiable d’une minute
d’inattention que je paye au prix fort.
C’est fait ! Je viens de me regarder. J’imaginais bien pire. Ce n’est pas pour autant que je suis soulagée. Il va falloir affronter la suite,
une sortie prochaine, enfin dès que je pourrais respirer. Penser que même la plus moche d’entre les moches sera toujours plus belle que moi. Me coltiner les images de ces femmes adorées,
placardées sur les murs de toutes les villes, dans les magasins, dans le petit écran et savoir que jamais au grand jamais je ne pourrais plus prétendre à un regard masculin. Effrayer les
autres, voilà la promesse d’avenir que la vie me réserve. Solitude, désarroi, moqueries sont mes gains à cette sacrée loterie. Et si certaines privilégient l’être aux dépens de paraître,
qu’elles se taisent ! Qu’elles se taisent ! Pauvres nanties de la beauté qui se regardent satisfaites dans leur salle de bains, qui chaque matin mettent rimmel et rouge à lèvres pour être
encore plus désirables. Moi, je n’ai plus de lèvres pour le faire. Quant à mes yeux, ils ne sont plus que des billes inexpressives où la peur s’est nichée à côté du désespoir. En sortir ?
Comment? La greffe du visage a rarement été faite. Et ce n’est pas sur une petite femme comme moi que l’on tentera le coup. Qui suis-je pour prétendre à ce type d’intervention ? Quel
chirurgien aura le courage de greffer un nouveau visage sur ce trou béant, de braver un comité d’éthique pour me rendre ma dignité, celle que tout être humain est en droit de posséder : se
montrer à la société et être accepté. Mon cerveau explose de toutes ces pensées. Aucune issue possible. Que l’on bande de nouveau mon visage et qu’on me laisse dormir. Pour toujours. A
jamais.
Deux mois ont passé depuis que je me suis vue pour la première fois dans ce maudit miroir. L’espoir est revenu. Un chirurgien est prêt à
greffer un visage sur le mien. Il faut juste trouver la morte qui pourra me le donner. Quelle horreur de souhaiter le décès d’une femme pour que je puisse vivre dignement ! Egoïste ? Qui ne
l’est pas ? Quand on touche le fond, aucune morale ne peut décider de notre attitude pour survivre. L’éthique n’est qu’un code social qui ne peut s’appliquer à l’individu sans avenir que je
suis. Peu m’importe que la morte soit laide. Je veux juste un menton, une bouche, une joue et un nez. Que l’on recouvre ma face d’une peau nette ou même craquelée, voilà ce que je souhaite de
tout mon être. J’attends ce moment avec impatience. La peur est là mais ai-je le choix ? Le chirurgien m’a prévenu. L’intervention sera lourde et la réussite de celle-ci très incertaine. Je
m’en moque. Je prends le pari. Souffrir physiquement. Déjà sept mois que je le vis. Pour quoi ? Pour rester enfermée à jamais. Alors même la plus petite chance je veux la saisir. C’est de la
folie mais au point où j’en suis…
La nouvelle est tombée
ce matin. Françoise, 45 ans, vient de mourir cliniquement. La greffe est possible. Je passe sur la table d’opération dans quelques heures. Dans ma perfusion coule des somnifères. Je dois me
reposer avant le jour J, celui de ma renaissance.
Je me réveille. Des
crépitements d’appareils photos parviennent à mon oreille. Des bruits de voix résonnent derrière la porte. J’ouvre péniblement les yeux. Le sourire bienveillant du chirurgien adoucit mes
craintes. Il me dit que tout s’est bien passé. Je dois me rendormir et ne pas faire attention au remue-ménage provoqué par une nuée de journalistes. C’est une grande confirmation de l’avancée
de la médecine. Même si je ne suis pas la première personne a subir ce type d’intervention, je représente un espoir supplémentaire dans le domaine de la greffe du visage. Je m’en serais bien
passée. J’ai l’impression d’être enserrée dans un étau en fer. Je suis reliée de tous les côtés. Des têtes vagues se penchent sur moi. Dormir, dormir. On verra après.
Ils m’avaient prévenue
que ce serait terrible. Que, malgré les antalgiques, la morphine et autres dérivés, la douleur serait omniprésente, tantôt violente, tantôt lancinante mais toujours assassine. Les deux
premières semaines, j’ouvre à peine les yeux. La surveillance médicale est à son comble. Beaucoup de visites dans ma chambre. Des médecins mais sans blouse blanche et avec des costumes
sombres. Je les entraperçois à demi dans mon coma léthargique mais leurs voix me parviennent par bribes…éthique... respect du protocole…capacités psychologiques du patient… sont des phrases
répétées à plusieurs reprises. Ma douleur ne les intéresse pas. Ils sont là pour juger de l’avancée scientifique et médicale. Je veux qu’ils sortent. Je sonne une infirmière. Qu’on me laisse
tranquille. Même s’il a été l’un des acteurs incontournables d’une intervention qui révolutionne la réparation de certaines défigurations, le cobaye a le droit de morfler en
silence.
Les jours passent et
le ballet incessant des experts médicaux, des journalistes de presse et des hautes personnalités du comité d’éthique cesse progressivement. Parallèlement je reprends des forces. La douleur
s’atténue. Je vais devoir attendre encore quelques semaines avant que l’on m’assure la bonne prise de la greffe mais les deux chirurgiens qui m’ont opéré sont optimistes.
Je ne me suis pas
encore regardée dans un miroir. J’ai peur de ce que je vais voir. Bien sûr, ils m’ont montré les photos de mon nouveau visage quand il était sur l’autre femme. Mais je n’ai jamais réussi à
m’imaginer avec cette tête. J’ai perdu mes pommettes saillantes et mon nez aquilin au profit d’une paire de joues creuses et d’un nez camus. Tant de différences qui me font redouter le pire,
qui hantent mon sommeil maintenant que le mal physique ne se substitue plus à mes rêves.
Ce matin j’ai passé
les trois semaines critiques. Les chirurgiens m’ont annoncé la bonne nouvelle avec des grands sourires et les bras chargés de Champagne. Mais je n’ai pas le cœur à fêter ce demi-succès. Tant
que je n’aurai pas découvert à quoi je ressemble, si le travail a été bien fait, si mon rétablissement est synonyme de pleine réussite, je ne veux pas trinquer. A moins que... Le chirurgien
avait anticipé. Le psychiatre accompagnée de l’infirmière en chef entrent dans ma chambre. Elle tient une paire de ciseaux et lui, un miroir. L’heure a enfin sonné. Je m’y suis préparée
depuis des jours mais je ne suis pas certaine que ce soit le bon moment. Maintenant que je vais enfin savoir quel est ce faciès que l’on m’a greffé, je n’ai plus qu’une envie. Celle de
déguerpir d’ici en quatrième vitesse, ou de tomber raide inanimée pour toujours, la seconde solution étant plus probable, vu la faiblesse de mon état général. Mais, forcément, je reste
plantée dans mon lit. Reliée par les deux bras, dans l’attente des gestes précis qui me dévoileront à tous ces yeux avides et curieux, pleins d’espoirs et d’appréhensions. Un silence lourd
s’installe. Le temps est suspendu aux gestes experts du chirurgien, aux clics habilesdes ciseaux, à la peur qui plane au dessus de ma tête. Vite que tout cela se termine. Qu’on en finisse
enfin ! Les bandelettes tombent en accordéon sur le plateau en fer. Je sens l’air qui progressivement effleure mon visage. Mes mains, machinalement, touchent le bas de ma joue gauche. Je sens
quelques coutures mais la peau semble lisse. Le sang tape dans ma tête par à-coups réguliers. J’ai la trouille, celle qui vous paralyse et vous fais haleter. Une boule se forme au creux de
mon estomac. Les bandelettes tombent et tombent encore. Mon menton est totalement découvert. Puis mon nez et enfin tout le visage. Le miroir est toujours dans les mains du psychiatre.
J’oscille entre l’envie terrible de recouvrir cette plaie que chacun regarde d’un œil scrutateur et celle irrépressible et violente d’arracher cette glace qui me montrera telle que je suis
maintenant. Le psychiatre s’avance. Sa voix est douce et apaisante. Il me décrit ce qu’il voit avec un sourire réconfortant sur les lèvres. Ses yeux brillent comme ceux des chirurgiens. A
leurs regards, je suppose que le résultat est à la hauteur de mes espérances. Tout en parlant, le spécialiste de mon état mental tourne lentement le témoin inébranlable de mon image. Apparaît
alors une tête qui m’est inconnue. Seuls les yeux, bien qu’encore gonflés se rappellent à mes souvenirs. Mais la bouche aux fines lèvres, le nez aplati et les cicatrices qui s’étendent sur
toute la hauteur me sont si étrangers. Mes mains parcourent toute la surface de ce qui a été greffé. Le contact physique de cette nouvelle peau n’est pas désagréable, même si tous les
hématomes ne sont pas encore résorbés et font des boursouflures. Le miroir se rabaisse. Les mains applaudissent les deux maîtres qui ont réussi ce challenge. Je m’enfonce dans les draps. La
tête bien enfouie. Qu’ils fêtent ça ailleurs. Moi, je n’ai toujours rien gagné.
Les mois se sont succédés depuis l’opération. Je suis rentrée chez moi et à l’aide du suivi
psychiatrique, ma vie tente de reprendre son court normal. Loin du tumulte médiatique et des défilés de médecin, je réapprends les gestes du quotidien. Ce matin j’ai fait ma première sortie
au supermarché, seule et sans cacher mon visage par un chapeau et un grand foulard. J’attends mon tour pour payer mes achats à la caisse quant une femme toute souriante s’approche de moi. «
Françoise, ce n’est pas possible ! Depuis le temps ! ». Le miroir que j’ai décidé d’acheter m’échappe alors des mains. Le verre éclate en mille morceaux sur le sol. Dans les débris le visage
d’une morte. Dans ma gorge le cri d’une âme emprisonnée.
Elodie TORRENTE
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