Nouvelle
Je suis dans une pièce blanche et stérile. Le chirurgien est à mes côtés. La chaleur de sa main diffuse un espoir jusque là interdit. Dans quelques heures, je serai une femme. Peut-être.
Je m’appelle Sané. J’ai trente-quatre ans. Je suis malienne. Ma peau est noire, mes yeux joyeux, mes jambes longues et mon dos bien droit. Jamais je n’ai courbé l’échine, ployé sous le joug de leurs coutumes. Jamais. Sauf ce jour-là.
Je me souviens. Les fesses posées sur mes talons, à même la terre battue, sous le soleil, je joue avec Issa. L’awalé confié par la communauté nous ravit davantage à chaque partie. Cet après-midi là, pour la première fois, je gagne. Je fanfaronne devant Issa. J’ai quatre ans, il en a six. Il perd. Il est dépité. Pourtant, Issa c’est le meilleur pour manipuler les petites graines dans les cases de bois. Mais je domine pendant qu’il fulmine. « Fais ta maligne. Ça ne va pas durer. », grogne-t-il avant de disposer tous les pions dans le grainetier. Je suis gaie. Je gagne. Je verse deux graines ici, trois autres dans le trou d’à côté, quand des ombres s’immobilisent au-dessus de nos têtes.
Je me souviens. Des vieilles femmes courbées, édentées, vêtues de tissus amples et colorés finissant sur des doigts osseux et des ongles jaunis, couvrant des corps cassés, nous encerclent. Leur nombre ? À l’époque, je ne sais pas compter. Mais elles sont plusieurs, ça, je le vois. Ma mère n’est pas de cette étrange délégation féminine. Au même instant, livre-t-elle à Dieu des prières inutiles ?
Je ne comprends pas pourquoi Issa me regarde soudain ainsi. Avec jubilation et tristesse mélangées. Ni quelle est la raison pour laquelle il se lève d’un bond après avoir refermé le jeu sculpté sur mes doigts. Ces femmes sont là pour moi ? À la vitesse où il décampe entre les jambes des matrones, à voir tous ces visages creusés au-dessus de ma tête, je tente une esquive. Trop tard. Leur piège se referme sur ma petite taille. Je me débats. Mais que peut une fillette de quatre ans contre plusieurs femmes déterminées, marionnettes convaincues du bien-fondé de leur croyance ?
La plus forte soulève mon corps frêle et le transporte jusque dans la grande case traditionnelle en banco, la hutte des accouchées. J’implore ma mère. C’est mon père qui m’accueille à l’entrée. « N’aie pas peur, ma Sané. Aujourd’hui est un grand jour pour toi. Ton père est fier de donner une femme à son village. Sois heureuse. Tu es celle-là. » Il est si serein, si déterminé en prononçant ces paroles ! Je me laisse installer sur le lit de paille, à côté des couteaux, des onguents, de la boue et des bassines d’eau jaunâtre. L’une des vieilles remonte mon boubou jusqu’à mon torse maigrelet pendant qu’une autre, après s’être lavé les mains dans l’eau croupie, s’empare d’un petit couteau. Je cherche mon père du regard. Il n’est pas là. Les hommes n’ont aucune place dans les histoires de femmes. C’est ma dernière pensée. La lame qui déchire mes entrailles, le fil qui coud mes petites et grandes lèvres, déchaînent des douleurs si insoutenables que mon esprit s’évanouit. Combien de temps cette mutilation dura-t-elle ? Je ne sais pas.
Par chance, l’infibulation ne provoqua aucune infection, aucun gonflement. Les saignements s’estompèrent assez rapidement. Pourtant, alors que les jours suivants le village fête mon avènement, je souffre le martyre. Les vieilles femmes n’ont laissé à mes mictions qu’un faible interstice pour s’écouler. Tandis que les villageois chantent, les plus belles de mes lèvres sont closes.
Le temps ne m’a pas permis de souffrir moins. Juste de prendre la mesure de mes douleurs. Celle de m’asseoir uniquement sur le bord des chaises. Celle d’éviter de rester debout les jambes écartées. Celle de proscrire tout contact avec la moindre étoffe un peu épaisse. Celle de comprimer ma vessie pendant des heures avant de me décider à la vider. Dès l’instant où la mutilation m’a obligée à anticiper la moindre de mes positions, mon enfance s’est envolée. En cela, ils ont réussi. À leur image, je suis une femme. Comme les autres. Comme toutes les autres de la contrée, je suis amputée.
Quand j’eus seize ans, ils décidèrent de me marier. À Issa. Depuis l’awalé, je l’avais fui, le tenant pour responsable de ma condition. La veille de ces noces forcées, les vieilles femmes revinrent me chercher. Cette fois, je ne me laissai pas soulever, embarquer, découper. Malgré les hommes venus en renfort, je réussis à me sauver de cette abominable assemblée. En dépit de la souffrance, je parvins à semer mes poursuivants dans tout le village et même loin dans les champs. Dans cette course effrénée, sans eau, ni vivres, ni argent, je quittai ma famille, des larmes plein les yeux, décidée à fuir le plus loin possible.
En quelques jours j’atteignis Bamako. Là-bas, je fis la connaissance d’une femme qui me guida vers une association destinée à aider les jeunes filles malades et sans famille. Mon histoire, ils l’avaient entendue des centaines de fois. Nous étions des milliers de femmes dans ce pays, à subir de telles atrocités. Illettrées pour la plupart, en fuite ou répudiées, beaucoup d’entre nous trouvaient dans ce lieu, auprès des autres, le refuge que nos familles nous avaient refusé. J’y fus accueillie, soignée, écoutée, réconfortée pendant quelques jours. Puis, alors que je me sentais mieux, bien que toujours souffrante, Issa se présenta à moi, un soir, dans une ruelle, visiblement saoul. Il avait retrouvé ma trace et entendait me ramener pour m’épouser. Quitte à employer la force, me menaça-t-il avant de me plaquer contre une porte. Ses bras musclés m’empêchèrent de résister. Il s’introduisit si violemment dans cet espace si étroit de mon entrejambe, que je perdis connaissance. Le lendemain, je me réveillai à l’hôpital. Issa avait déchiré cette partie de mon corps que dorénavant je maudissais.
Le peu de considération des médecins pour cette douleur qui me détruisait m’ôta toute foi en l’homme, tout amour pour ce pays qui tyrannisait ses femmes. L’Europe fut alors mon espoir. Et même si je mis cinq ans avant d’atteindre cette terre promise, le plus beau jour de ma vie fut celui où une riche Française m’employa pour un maigre salaire, mais avec l’assurance de ne jamais plus fouler la terre des mes aïeuls. Pour preuve, elle garda avec elle mes papiers. Pendant huit ans. Peureuse, frileuse, pauvre et analphabète, je ne quittais que très rarement l’appartement de mes employeurs situé dans un quartier bourgeois de la capitale française. Quant à mes jours de repos, je les occupais à dormir et à écouter de la musique classique, ma préférée, grâce à un poste laissé là par la dernière occupante.
Jusqu’au jour où la police débarqua. C’était il y a six ans. D’abord, ils menottèrent Madame. Puis Monsieur. Heureusement, au mois de février, les enfants étaient à Courchevel. Ils me demandèrent de les suivre. J’obtempérai docilement. La peur au ventre, désireuse de ne pas être renvoyée dans mon pays. Au commissariat, je répondis que Madame conservait mes papiers pour me protéger, pas contre ma volonté. Mais je ne crois pas qu’ils m’écoutèrent. Mes patrons restèrent en cellule tandis que l’on me confia à un agent des services de l’immigration. Entrée illégalement en France, mon retour au Mali était à prévoir pour la semaine suivante.
La femme m’accompagna au dispensaire. Le médecin qui me reçut avec bienveillance m’expliqua que la procédure d’expulsion exigeait un examen médical complet. Avais-je des douleurs, une maladie, des antécédents ? La peur de rentrer en Afrique, l’étrange intuition selon laquelle ils ne pouvaient pas m’expulser dans cet état, me forcèrent à l’impudeur. Je soulevai ma jupe. À l’examen de ma vulve, il ordonna une hospitalisation d’urgence. Il me le promit. Je ne repartirais pas comme ça.
Je suis dans une pièce blanche et stérile. Le chirurgien est à mes côtés. La chaleur de sa main diffuse un espoir jusque là interdit. Dans quelques heures, je serai une femme ?
Je suis restée deux semaines à l’hôpital puis trois autres en convalescence avant de repartir au Mali, contrainte et forcée. Le supplice n’éreinte plus mon corps. À Bamako, je vends des vêtements et vis dans un bidonville. Malgré ma peur de ce pays, j’ai décidé de rester et de ne plus fuir. De toute façon, plus aucun pays ne veut recevoir d’africains. Pour combattre mes vieux démons et quand j’ai du temps libre, j’aide les femmes de l’association. Il y a tant à faire ici.
C’est en sortant d’une réunion que je l’ai revu, il y a trois mois. Il m’attendait et pleurait. Mariam, sa sœur cadette, venait de mourir. La désinfibulation n’avait pu être pratiquée avant son accouchement. La jeune femme comme le bébé s’étaient épuisés au point d’y laisser leur vie. Dans cette rue où quelques années auparavant il avait abusé de moi, Issa me demandait pardon pour sa violence. J’acceptai sa rédemption en lui prenant la main pour lui présenter toutes celles qui, chaque jour, travaillaient pour l’arrêt de ces pratiques barbares, de ces coutumes morbides tueuses de femmes et d’enfants, nuisibles à toute la société. Par le drame, mon copain d’awalé comprit l’enjeu pour nous tous. D’autres en feront autant. J’ai espoir. Surtout ce soir où, pour la première fois de ma vie, envers et contre toutes leurs atrocités, grâce à la chirurgie, sous de tendres caresses, mon corps s’éveille enfin au plaisir d’être une femme. Emportant dans un râle la petite fille condamnée.
Élodie TORRENTE
Villejuif, le 13 juin 2013
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Haigman (mardi, 10 septembre 2013 20:13)
Un texte dur, poignant sans apitoiement. C'est un uppercut en plein coeur qu'on prend en lisant cette réalité qu'on souhaiterait voir disparaitre !
Elodie écrit ici un texte qui ne peut laisser indifférent !
Frédérique (mardi, 10 septembre 2013 21:20)
Elodie nous livre un vibrant plaidoyer par l'exemple, en faveur de ces femmes victimes d'une coutume barbare destinée à les asservir. Ses mots réalistes ne cachent rien de cette insupportable réalité. Un superbe texte.
Lau (mercredi, 11 septembre 2013 09:30)
c'est les larmes aux yeux que j'ai terminé ce texte. C'est poignant, c'est réaliste, on croirait ce texte autobiographique, si je ne te connaissais pas je te croirais noire aux yeux verts...
j'aime ta façon de remuer les gens par les mots...
Un texte magnifique
vraiment
Lila (jeudi, 12 septembre 2013 10:10)
Une fiction-réalité douloureuse, dont toutes les Sané d'Afrique devraient te savoir gré.
Cathy (jeudi, 12 septembre 2013 15:35)
Dès le début du récit, j'ai compris de quoi tu parlais, sans pourtant la nommer. cette coutume barbare pratiquée en Afrique: l'excision!
Ce texte est tellement vrai, poignant...;s'il pouvait permettre de faire cesser cette pratique! Combien de choses sont faites au Nom de la tradition, de la religion ou de Dieu! Cela fait frémir de peur...
Merci pour ce texte Elodie!
Sandra (jeudi, 31 octobre 2013 15:26)
Dur... Fort. Pas d'autres mots là tout de suite, j'ai l'impression de m'être pris une gifle.
Romu (lundi, 24 février 2014 18:41)
une histoire qui aurait tout à fait sa place dans un hebdo, mais pas forcément dans la catégorie " nouvelle"
tony (mardi, 26 août 2014 19:32)
big up