La saccagne


De toute façon, ce matin je ne suis pas partie d’un bon pied. Je veux dire, aujourd’hui particulièrement, ça ne devait pas être un bon jour.

 

Pour commencer, le blondinet rencontré la veille avait, au petit-déjeuner, l’allure d’un arapède, ce mollusque inutile qui colle au rocher. Pourtant j’avais été claire dans cette boîte de nuit. Pas de relation de longue durée. Du « one shot ». Un point c’est tout. À prendre ou à laisser. Il prit la nuit. Mais à la lumière du jour, il ne voulut plus laisser. Enfin, à neuf heures, en promettant un contact que je ne donnerai jamais, je réussis à le faire déguerpir. Ouf ! Bon débarras, exultai-je quand le téléphone vibra. Sur le coup, je me suis dit : « non, Miléna, ne réponds pas, va te remettre au lit. C’est une galère en perspective ». Malheureusement, l’intuition n’a pas dû être assez forte, j’ai décroché.

 

Bingo ! Le boulot. Fallait que je vienne en urgence. Un jour de congés ? Oui, les serveurs avaient planté, le téléphone explosait. Voilà ce que Jean-Paul, le secrétaire, réceptionniste, homme à tout faire, me grasseya de sa voix nasillarde avant de préciser que le chef m’avait demandée en personne. À la lumière de cette information, je courus sous la douche, puis enfilai jean et tee-shirt avant de prendre mon sac. Sauf que mon magnifique Longchamp dernier cri n’était pas à sa place habituelle. Évidemment, mes clefs de voiture étaient rangées à l’intérieur comme mes papiers, mes cartes bancaires, mon maquillage, les photos avec Justin, mon ex, celles de ma mère du temps où elle avait du temps, mon couteau à cran d’arrêt, enfin, toute ma vie ! Et là, en cet instant précis où je jouais peut-être ma carrière – le patron, par l’intermédiaire de Jean-Paul, m’avait appelée à la rescousse alors que je n’étais que le numéro 40 de la boîte ! – plus de sac, plus de clefs, plus rien !

 

Heureusement, en rentrant hier soir avec le bellâtre, j’avais extrait mon e-foune du fourre-tout luxueux qui contient toute ma vie. En effleurant les touches pour appeler le boulot afin d’annoncer mon retard, je tombai sur les dix textos que le blondinet de la veille m’avait envoyés depuis son départ, une heure plus tôt. Encore un qui ne comprenait pas le français. Pourtant « one shot » c’est clair comme locution, non ?

 

Dans l’urgence de la situation, je ne pris pas le temps de les effacer et encore moins d’y répondre. Je devais contacter mon patron pour lui prouver mon incompétence. J’allais en prendre plein mon grade et bien plus que cela vu les échelons atteints en dix ans chez Backbock. Mon cœur battait la chamade quand, au lieu d’entendre sa voix rauque et nerveuse, j’atterris sur son répondeur. L’annonce n’était même pas personnalisée. Incroyable ! Le directeur commercial n’accueille pas ses clients ! Malgré mon étonnement, je laissai un message bredouillant ma mésaventure et mon arrivée différée mais imminente avant de sortir à la recherche d’un taxi.

 

Je passai à côté de mon véhicule lorsque je vis, derrière la vitre, ma besace de luxe sagement posée sur le siège passager. C’était trop bête ! À croire que l’autre hurluberlu m’avait fait perdre la tête hier soir au point d’oublier l’objet qui m’est le plus cher, le plus indispensable ! Je songeai à arrêter de boire démesurément les soirs de fête. Puis je décidai de casser la vitre. Je n’allais quand même pas payer un taxi alors que mes clefs se trouvaient, certes derrière cette vitre, mais surtout sous mes yeux !

 

Forcément, la sirène tonitruante du système antivol se mit à résonner dans tout le quartier sans que je puisse fracasser le verre, introduire ma main, récupérer mon sac et les clefs de ce maudit véhicule hermétique à mes coups. Les voisins, alertés par les décibels aigus et lancinants, sortirent les uns derrière les autres dans ce coin résidentiel où la moyenne d’âge dépasse largement soixante-cinq ans. Souvent absente, je ne les avais jamais rencontrés jusqu’à ce jour. Peut-être est-ce pour cela qu’ils m’invectivèrent, me demandant de lâcher cette voiture, voleuse que j’étais. L’un deux, le plus costaud, s’approcha même à deux ou trois centimètres de moi, prêt à me frapper avec un bâton. Bien heureusement j’esquivai le coup tout en hurlant que c’était MA voiture et que j’en faisais ce que JE voulais. Je devais être très rouge, très déterminée, très explicite car le vieux recula, m’invita à me pousser puis avec son bâton, donna un puissant coup dans la vitre qui éclata enfin en morceaux. Ma main s’introduisit prestement dans l’habitacle afin de prouver à tous ces charmants petits vieux que j’étais bien la propriétaire de cette Citroën. Désolés en même temps que ravis de faire ma connaissance, ils me laissèrent partir, tout sourire, promettant de m’inviter très prochainement à leur petite fête annuelle. J’avais bien fait d’oublier mon sac sur le siège passager. Mon avenir se traçait dorénavant en soirées gériatriques que je devrais poliment refuser. Quelle veinarde !

 

Pied au plancher, je rejoignis l’artère qui me menait chaque matin depuis une décennie chez Backbock. Une demi-heure plus tard, je franchis les hautes portes vitrées de l’immeuble. Jean-Paul m’accueillit avec un grand sourire. Un peu stressée, je lui demandai où je devais retrouver le boss pour l’urgence serveurs. C’est alors qu’il me tendit un énorme bouquet de roses rouges tout en ajoutant, ravi :

- Poisson d’avril, Miléna ! L’urgence, c’est moi !

Je ne répondis pas.

 

Depuis, je roule vers le Sud, mon sac planqué sous le siège passager. Heureusement, il n’a aucune éraflure. Il faudra que je songe à m’arrêter sur une aire d’autoroute. Histoire de nettoyer ces vilaines taches de sang. C’est fou comme les hommes peu séduisants peuvent s’épancher…sous les coups d’une saccagne dont le cran d’arrêt s’est malencontreusement déclenché.

 

Élodie TORRENTE

Villejuif, le 24 juin 2013



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