Parue en octobre 2012 chez ShortEdition, éditeur de courts

Le présent


Extrait publié avec l'aimable autorisation de shortEdition

La lettre trouvée dans ce livre de la Bibliothèque rose n’était pas destinée à être lue par un enfant. L’écriture déliée qui s’y inscrivait était à coup sûr celle d’une femme. Élégante, raffinée, elle semblait venir d’un autre temps, celui du silence et de la douceur de vivre. Tout d’abord, Antoine, six ans, n’eut pas envie de la lire. Juste regarder les traits fins, en italique, posés dans un alignement parfait. Se délecter de cette beauté manuscrite, voilà simplement ce qui l’intéressait. À l’école, il essayait de maîtriser cet art, mais même si son esprit en rêvait, ses doigts, eux, semblaient n’avoir aucune dextérité. Les mots, accolés les uns aux autres et en nombre assez restreint, ne signifiaient rien, pour lui. Leur sens n’avait aucun attrait. Seule la forme comptait. Il mit la lettre dans sa poche, heureux d’avoir un modèle à partir duquel il pourrait s’exercer. Il rentra chez lui, comme chaque soir, par le chemin qui passait entre le champ de la mère Madeleine et celui du père Gustave, le maire du village. Il faisait beau, il aurait pu prendre tout son temps comme il faisait toujours et cueillir les poires ou jouer avec les sauterelles, mais il était impatient de regarder encore son trésor, cette lettre qu’il avait trouvée dans L’Auberge de l’Ange-Gardien de la Comtesse de Ségur.

 

Il avait eu envie de lire l’histoire de ces deux orphelins mais, dans la précipitation de sa découverte, il avait oublié le livre à la bibliothèque de l’école. Il arriva chez lui, la maison était déserte, comme toujours à cette heure-ci. Il monta l'escalier qui menait à sa chambre, aménagée par son père sous les combles de la vieille demeure. Le chat Isidore l’attendait, pelotonné sur le duvet de son lit. Lorsque l’enfant entra, Isidore s’étira de tout son long, sauta à sa rencontre et se frotta contre ses mollets. C’était sa façon de lui dire bonjour. L’esprit tout occupé à la lettre trouvée dans le livre, Antoine, ne fit pas la caresse quotidienne à laquelle le chat répondait invariablement par des miaulements de plaisir. Isidore, mécontent, sortit ses griffes mais se ravisa et s’en retourna sur la couette, tranquillement, comme si de rien n’était. Le garçon s’installa tout de suite à son bureau et déplia ce chef d’œuvre scriptural. Il prit une feuille blanche et son plus beau stylo plume et essaya de refaire le tracé de la première phrase. Très minutieusement, il reprit les lettres du premier mot une par une. Le premier essai fut catastrophique. Ce « j » majuscule était extrêmement difficile. Il fallait l’agilité de Camille, sa sœur, âgée de 12 ans pour parvenir à faire de cette missive une véritable œuvre d’art calligraphique. La fillette avait hérité cette habileté de sa grand-mère, alors directrice d’école qui enseignait aux enfants cette politesse de la belle écriture, celle qui facilite la lecture et la compréhension du lecteur. L’aînée, aidée de la mère, s’y astreignait depuis qu’elle connaissait son alphabet, remplissant des pages et des pages alors qu’elle ne savait même pas encore lire. Antoine avait eu la même éducation mais échouait souvent là où sa sœur réussissait avec brio et surtout avec une facilité déconcertante. Réussir à recopier cette lettre à l’identique de l’original, avec les mêmes pleins et les mêmes déliés, faire que ce soit harmonieux dans les espacements horizontaux ou verticaux et la montrer, ensuite, à toute la famille, comme un trophée, voilà ce qu’il souhaitait de toutes ses forces. Briller enfin devant ses parents et dépasser Camille, cette chère Camille qu’il aimait mais qui l’insupportait de le renvoyer à sa propre médiocrité !

 

Il refit donc le « j » majuscule des centaines de fois avant de parvenir à la copie exacte de ce qu’il avait sous les yeux. Les lettres suivantes furent toutes aussi laborieuses à écrire. Après deux heures de travail acharné, il avait réussi à recopier : « Je peux le ». Il entendit sa mère rentrer et pour ne pas qu’elle lise sa lettre et qu’elle voie sa surprise avant qu’il ait terminé, la cacha prestement au fond d’un tiroir de son bureau. Il se mit ensuite à ses devoirs, le moral en berne de n’avoir pas avancé plus rapidement. Demain, après l’école il aurait encore deux heures. À cette vitesse-là, c’est certain qu’il lui faudrait au moins une semaine. Heureusement que la lettre n’était pas longue. Trois phrases et une signature, ça permettait de prendre son temps et d’écrire dans un style parfait.

 

Le lendemain, au retour de l’école, il écrivit quatre mots de plus. La première phrase était presque terminée. Il recommença les jours suivants. Il mit plus de deux jours à écrire la seconde phrase qui ne comptait pourtant que cinq mots mais deux majuscules, dont un « d », l’une des lettres les plus délicates si l’on veut que l’arrondi soit accolé avec délicatesse à une verticale raffinée et gracieuse. Tous les soirs, pendant une semaine, il recopia cette vieille lettre sans se soucier de ce qu’elle contenait comme message. Au huitième jour, après avoir griffonné des centaines de pages, oubliant parfois ses devoirs, il regarda, satisfait, l’objet de sa peine et le modèle trouvé. Ils étaient conformes en tout point l’un à l’autre. Son travail et surtout son acharnement allaient étonner toute la famille, lui qui passait souvent pour un fainéant qui ne s’intéressait à rien d’autre qu’à ses mangas. C’était un vendredi. Il décida d’attendre le dimanche et le fameux déjeuner dominical pour divulguer son œuvre aux yeux de tous. Sa grand-mère maternelle, Léonie, qui avait été très malade, au point même d’être condamnée par les médecins, en avait réchappé miraculeusement quelques mois plus tôt. Elle serait là le dimanche suivant ainsi que sa tante maternelle accompagnée de son mari et de ses deux cousins, Jean et Matthieu. Même s’il n’aimait pas trop ces rassemblements surtout lorsque, dans le lot, il y avait cette vieille chouette acariâtre et autoritaire qu’était sa grand-mère, il était heureux de ce qu’il avait fait et de montrer enfin ses qualités méconnues. Impatient, il attendit le dimanche en parachevant son œuvre grâce aux contours de bois et au sous-verre qu’il trouva à l’abandon dans la pagaille du grenier. Il encadra sa copie et l’enveloppa de papier cadeau sur lequel il eut l’idée de coller une étiquette calligraphiée dans le même style et portant le nom de sa mère. Même si ce n’était ni sa fête, ni son anniversaire, il espérait ainsi se racheter de son dernier cadeau qui avait été à peine regardé puis oublié sur le guéridon. Il était certain que cette fois-ci ce ne serait pas le cas. Il s’était bien trop appliqué pour ne pas recevoir les félicitations maternelles avec, en prime, s’il avait vraiment remporté le défi qu’il s’était fixé, une lueur de tendresse et de fierté dans ce regard habituellement froid qu’elle lui portait. Il n’osait trop espérer cela mais cette image apparaissait quelquefois et le faisait rêver.

 

Le dimanche, comme prévu, la famille de sa mère arriva en fin de matinée. Antoine avait choisi d’offrir son cadeau à la fin du repas, au moment où elle amènerait le dessert. Il eut du mal à contenir son impatience, visible à sa jambe qui, sans cesse, tremblait sous la table. Il écouta patiemment les discours de son oncle sur la politique et ce qu’il faudrait vraiment faire pour que tout le monde s’en sorte, discours qui n’emportaient pas l’adhésion de son père, très à droite et par conséquent peu enclin aux changements sociaux et aux révolutions. Camille, comme à son habitude, faisait son intéressante auprès de Jean, leur cousin âgé de quinze ans à qui elle vouait depuis leur prime jeunesse une adoration sans limite. À l’âge de l’adolescence, cela ressemblait davantage à un premier amour mais tout le monde s’en moquait. Après tout, il fallait bien que jeunesse se passe. Ils ne seraient pas les premiers à découvrir les plaisirs de la chair au sein de la famille. Le tout étant d’éviter, à tout prix, la procréation. Mais pour la bagatelle et la découverte de la sexualité en toute confiance, c’était officieusement admis. Matthieu, son plus jeune cousin, restait agrippé aux jupes de sa mère, elle-même occupée à deviser sur le niveau de plus en plus bas de l’Éducation nationale avec la vieille chouette, anciennement institutrice puis directrice d’école. Quant à sa mère, elle s’affairait, de la cuisine à la salle à manger, tantôt les bras chargés de plats, tantôt les mains pleines de bouteilles, participant à la conversation par bribes et sans y accorder un réel intérêt. Dans ce tumulte où éclats de voix rivalisaient avec les bruits des verres entrechoqués et le son métallique des couverts, le dessert arriva enfin. Antoine, qui avait peu participé aux différents échanges, se leva et demanda la parole. Les adultes qui avaient abusé du Nuits-Saint-Georges réservé pour les grandes occasions, ne s’offusquèrent pas de cette intrusion les obligeant à taire leurs discussions respectives. Le cœur battant, nerveux en même temps qu’empressé de montrer son ouvrage, il annonça à l’assemblée silencieuse qu’il avait fait un cadeau exceptionnel à sa mère pour la remercier de son dévouement pour ses enfants. Surprise, celle-ci posa la cafetière qu’elle venait de ramener de la cuisine et s’assit. Il lui remit le cadeau qu’elle déballa tranquillement, se moquant gentiment de cette blague faite par son fils. Un cadeau sans aucune raison ! Voilà qui était bien atypique et digne de ce gosse qui l’étonnerait toujours ! Antoine crut percevoir du sarcasme dans sa voix mais il refusa de se sentir blessé et scruta le visage de sa maman à la recherche de cette lueur qu’il espérait tant. Elle posa délicatement le papier cadeau sur la table, puis le défroissa lentement. Elle retourna ensuite le cadre qu’elle avait découvert sur sa face en bois. Elle lut le message. Tout à coup son visage devint blême.

 

Elle s’évanouit. Le cadre tomba alors par terre. La vitre explosa en mille morceaux. La famille affolée se précipita sur la mère, inanimée sur le carrelage. Seul l’oncle ramassa le présent. Il découvrit alors le message qu’Antoine avait mis des heures à écrire patiemment, de toute la force de son amour et de son envie d’être reconnu par les siens. En belles lettres classiques dont les majuscules et les déliés respectaient le style le plus pur et le plus prisé, était inscrit :

 

« Je peux le dire maintenant que je vais mourir. J’ai éliminé Marianne Desruelles. Cette enfant ne voulait pas écrire correctement.

L. M. »

 

L’oncle, abasourdi, se retourna alors vers sa belle-mère et lui dit, en lui tendant le feuillet où s’étalaient les lettres magistrales de l’enfant :

— Léonie, puisque grâce à Dieu, vous êtes toujours parmi nous, pouvez-vous lire ceci et nous dire si Antoine a su honorer votre perfectionnisme dans l’art de la calligraphie ?

Le présent, oeuvre désignée Lauréate par le Comité d'Edition fait partie de sHort! automne 2012 (recueil collectif de nouvelles, de poèmes, de bande dessinnées et de textes très très courts) édité par ShorEdition à l'occasion du prix du Prix de l'Automne 2012 du court.

 

Retrouvez la parution ici et découvrez un trimestriel avec lequel on ne s'ennuie pas. 



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