Quand elle le vit entrer dans son cabinet, accompagné de sa mère inconnue jusqu’alors, la jeune et jolie praticienne ne reconnut pas son patient. La morosité habituelle faisait place à un état d’excitation hors norme, très étonnante de sa part. Il parlait fort dans un débit accéléré, racontait des anecdotes farfelues sur un ton exalté. Même sa mère ne le reconnaissait pas, elle qui, depuis le licenciement de son fils, l’avait vu taciturne et déprimé. Certes, sous l’effet des corticoïdes, les symptômes de la sarcoïdose avaient disparu. Mais depuis, un autre Bruno Charles avait fait son apparition et la mère, désespérée, n’y comprenait plus rien. Le docteur Mauchartin, quant à elle, s’interrogeait. Bruno Charles subissait-il une décompensation maniaque dûe à la prednisolone ? Dans ce cas, la sarcoïdose était peut-être l’arbre qui cachait la forêt ? Dès lors, son dernier diagnostic n’était que partiel. Elle avait eu une sage intuition en taisant le cas clinique à Mercier. Afin de comprendre quelle était l’origine de ce changement d’humeur chez ce patient déclaré hypocondriaque depuis des années par Mercier qui l’avait toujours suivi, Muriel Mauchartin rédigea une lettre à l’attention du service de médecine interne où il avait séjourné. Dans cette missive, elle demandait que le traitement soit réadapté et qu’une évaluation psychiatrique soit réalisée sur Bruno Charles. Elle remit le courrier à la mère du malade, qui, en partant, ne put s’empêcher de lui lancer :
La réflexion assassine atteignit Muriel au plus profond d’elle-même. Pourtant, elle s’était cru endurcie avec tout ce qu’elle avait vécu au cours de son internat à l’hôpital et de ses semestres chez le praticien, mais là, dans le doute d’un diagnostic différentiel qui n’apportait que des complications, elle reçut l’attaque perfide en plein cœur.
Malgré tout, en réelle professionnelle, elle accueillit le patient suivant qui attendait son tour depuis plus d’une heure. C’était une femme, la cinquantaine, très énergique, gaie et vive qui se présenta en tant que chef d’entreprise. Après les quelques minutes d’usage pour faire connaissance, Muriel comprit que cette patiente dont la vie personnelle avait été mise de côté au profit de sa carrière professionnelle, semblait craquer psychologiquement. Véritable personne ressource pour son entourage, ce n’est qu’au bout de vingt-cinq minutes que Madame Beaumont avoua son désarroi : « Les gens ne comprendraient pas s’ils savaient à quel point je suis mal. ». A partir de cette déclaration, Muriel posa les questions requises en pareil cas : « Etes-vous déprimée le matin au réveil et tout au long de la journée ? « « Avez-vous déjà pensé au suicide ? ». La patiente répondit oui, à toutes les questions. Quarante-cinq minutes furent nécessaires pour diagnostiquer un burn-out qui la conduisit, à l’issue de la consultation, et avec son entier consentement, directement en clinique psychiatrique. Cette consultation renforça la conviction du Docteur Mauchartin selon laquelle une cadence infernale n’était pas compatible avec une médecine d’écoute et de proximité.
Et en effet, trois jours plus tard, lorsque Muriel lut le compte-rendu adressé par le service de médecine interne où était hospitalisé Bruno Charles, elle sut que le temps pris pour cet homme avait été bénéfique. Grâce à son intuition qui récusait, à la vue des symptômes, l’hypocondrie décriée par Mercier, elle avait établi un diagnostic fiable attestant de la présence d’une sarcoïdose. Cependant, le traitement à base de corticoïdes avait mis en évidence une autre pathologie. Psychiatrique, cette fois. Bruno Charles était atteint, depuis des mois, d’un trouble bipolaire. La missive du médecin psychiatre préconisant un traitement à base de thymorégulateurs, l’attestait. Soulagée de le savoir enfin soigné, Muriel Mauchartin rangea le courrier, puis prétextant une urgence, annula les deux derniers rendez-vous de la journée. L’hypocondrie n’était pas une erreur. Elle avait été un symptôme du trouble bipolaire qui rendait le patient si maussade.
Deux semaines plus tard, le docteur Mercier reprit ses fonctions. A l’annonce du cas Charles, il félicita la pugnacité de sa jeune remplaçante et c’est à la fin de la conversation, qu’il évoqua sa retraite et son souhait de lui vendre sa patientèle. Des Bruno Charles il en avait trop vus. Auprès de combien de cas était-il passé ? Lassé par le rythme épuisant qu’il s’était toujours imposé, il avait compris, à travers ce patient, qu’il était temps d’arrêter. Muriel Mauchartin accepta. Ravie de poursuivre, à son rythme, avec ceux que, dorénavant, elle connaissait.
Elle pratiqua la médecine générale en cabinet pendant dix ans. Puis, un matin, lassée par cette vie routinière, toujours célibataire malgré diverses tentatives, elle décida de rejoindre Médecin du Monde et de partir loin. Deux ans plus tard, tandis qu’elle exerçait dans un village indien, elle revit Bruno Charles couché à même le sol tel un indigent. Elle lui porta secours puis après qu’il eut été soigné, le raccompagna en France. L’histoire ne dit pas si leur rapprochement sentimental eut lieu dans l’avion. Toujours est-il qu’ils se marièrent un an après leur retour. À proximité de l’hôpital psychiatrique où leur unique enfant, 17 ans plus tard, serait pour longtemps interné. Sans visite de ses parents, qu’un soir de folie, il avait sauvagement assassiné.
FIN
Élodie TORRENTE
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Lila (mercredi, 12 février 2014 21:19)
En plus de l'impatientite, voilà maintenant que je souffre d'un décrochement de la mâchoire : quelle fin ! Je suis morte de rire sur mon clavier, et pourtant, il n'y a pas lieu ! En tout cas, bravo à ta plume diabolique, Elodie ! :)
marie-alix (jeudi, 13 février 2014 09:06)
Quelle chute ! Je ne m'y attendais pas ! Bravo !
Benzaken Marc (jeudi, 13 février 2014 15:12)
On a beau imaginer mille chutes à tes nouvelles , tu arrives à nous surprendre et à nous épater. Bravo Elodie...Un inconditionnel !