Lauréat de la Matinale (live d'écriture) - Président du Jury : David FOENKINOS
Paru dans sHort! Hiver 2013
Avec l'aimable autorisation de shortEdition
Patricia appréciait particulièrement de s’envoyer en l’air. C’était sa toquade. La tête dans les nuages, les jambes dans le vide, elle exultait. Les Patricia sont comme ça. Quand elles ne sont pas belles, chose assez rare, leur dextérité acrobatique équilibre. L’infirmière ne dérogeait pas à la règle : dès qu’elle pouvait enfiler son parachute et quitter la terre ferme à bord de son monoplan piloté par son ex-amant, elle revivait. S’éclater dans les airs, traverser les nuées et ne plus penser à ses malades de l’hôpital psychiatrique où elle officiait, l’aidait à tenir dans cet enfer psychotique. Des suicides allopathiques, voilà ce qu’elle endurait chaque semaine. Dans le bleu du ciel, l’insupportable condition humaine disparaissait comme par enchantement. Patricia volait alors de ses propres ailes, sans contrainte en dehors de ce harnais sécurisant, s’identifiant à l’oiseau qui regarde mais ne touche pas cette terre de terreur, humanisée par le feu et le sang. À chaque moment de liberté, elle courait à l’aérodrome et planait.
Ce samedi-là, ses enfants comme son mari étaient en vacances à quelque cinq cent kilomètres de chez elle. Patricia avait tout le week-end pour s’adonner à sa passion. Excitée comme un épervier à la vue de sa proie, elle se réveilla tôt, prit sa douche, enfila son survêtement, ses chaussures de sécurité, et, après s’être assurée que Roland, son ex, serait comme convenu, à 9 heures à l’aérodrome, enfourcha sa grosse moto. Patricia aimait les sensations fortes.
Mariée depuis sept ans, les enfants à torcher, surveiller, soigner, accompagner, endormir, rassurer et sustenter, comme les habitudes – lassitudes, décrépitudes – avaient progressivement remplacé la passion, si tant est qu’il y ait eu passion entre ces deux-là. Qu’importe ! Patricia compensait par d’autres loisirs, certes dangereux, mais qui ne lui rapporteraient aucune bouche têteuse au sein, aucun ventre lacéré de vergetures, aucune autre nuit sans sommeil.
Forte de ces circonvolutions subjectives, c’est le sourire aux lèvres qu’elle arriva au petit aérodrome régional où le monomoteur était surveillé, entretenu, rempli, garé. Roland n’était pas encore là, aussi se rendit-elle au bar associatif du club pour prendre un café-crème et fumer une cigarette tout en discutant avec Gustave, l’ex-pilote, serveur, chauffeur et secrétaire de l’association. Il n’était pas en forme, Gustave. Sa femme, âgée de soixante-cinq ans venait de le quitter après quarante années de joyeusetés communes pour un jeunot de cinquante ans, le plaquant, sans autre forme d’explication qu’une missive délicatement posée sur la table du salon : « Adieu. Je ne t’aime plus. Marianne. » Il en avait pris pour son grade l’ex-pilote de long courrier ! Sa maudite Marianne avait joué la fille de l’air à un âge où il était temps de demeurer terre à terre et il ne s’en remettait pas. Patricia était trop agitée par la journée qui s’annonçait pour prêter une oreille attentive aux plaintes amoureuses du vieil homme. Bien qu’affichant un visage compatissant, où mine affligée et yeux grands ouverts laissaient croire à un réel intérêt, elle s’impatientait de la venue de Roland. Mais que faisait-il donc ? L’impatiente prit son téléphone et composa le numéro de son acolyte. Répondeur. Il devait être sur la route, se rassura-t-elle.
En effet, quelques minutes plus tard il entra dans le bar, l’embrassa chaleureusement – était-il encore amoureux d’elle ? – puis, après avoir serré la main tremblante du secrétaire du club, commanda un petit noir sans nuage. Il préférait ceux qui s’étiraient dans le ciel. La météo annonçait une superbe journée où cumulonimbus, strato-cumulus et autre cirrostratus seraient les grands absents. En sa présence, le vieux serveur se tut instantanément sur ses problèmes conjugaux disparus, tant il est vrai que ces choses-là ne se partagent pas, entre hommes. Ils échangèrent les banalités d’usage sur la vitesse du vent, les courants prévisibles, la température, le plan de vol puis, les deux comparses quittèrent l’établissement pour rejoindre leur petit avion dans le hangar, sagement garé auprès des autres monoplans, biplans, triplans et bimoteurs. Pendant qu’il fit la manœuvre pour le sortir sur la piste, Patricia vérifia son parachute – le harnais comme la voile –, revêtit son équipement anti-froid, puis rejoignit l’appareil et l’homme qui, une fois encore, la propulseraient au septième ciel. Enfin au troisième, le septième étant bien trop élevé pour sa faible constitution.
Une fois embarquée, les contrôles d’usages effectués, le petit avion roula tranquillement sur la piste, attendant patiemment les instructions de la tour de contrôle pour un décollage en bonne et due forme. À 10 h 08, la radio toussota l’autorisation d’envol. Patricia ne put réprimer un sourire. Elle allait planer dans moins d’une heure ! Le Cessna prit de l’allure sur le tarmac et quelques secondes plus tard, décolla sans encombre, sous un ciel limpide.
Roland n’était pas très bavard dans ces moments-là, ce qui convenait parfaitement à l’infirmière, également atteinte de mutisme dès qu’elle quittait le plancher des ruminants. Une fois l’altitude de cinq mille pieds atteinte, elle se propulsa à l’arrière de la cabine de pilotage, endossa son harnais, chapeauta son casque, enfila ses gants, vérifia le laçage de ses chaussures, puis patienta dans le fuselage jusqu’au moment où son pilote préféré lui indiquerait l’instant propice pour se jeter hors de l’appareil.
Au bout d’une vingtaine de minutes, dans le bruit assourdissant du coucou, elle s’impatienta et c’est passablement agacée qu’elle revint dans le cockpit pour lui voler dans les plumes. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’elle s’aperçut que son compagnon des airs n’était plus là. L’avion en pilotage automatique continuait sa trajectoire sans se soucier le moins du monde de celle qu’il transportait. Paniquée, elle ne sut quoi faire en une telle circonstance. Mais bien vite, habituée aux situations désespérées grâce à son métier où les patients se suicidaient en mangeant leur pyjama en papier ou en se pendant au radiateur de leur chambre-cellule, elle décida de contacter la tour de contrôle pour expliquer l’inexplicable. Elle ne possédait que des rudiments en matière de pilotage, aussi était-elle bien en peine de ramener l’appareil et encore d’avantage de le poser sur une piste d’atterrissage quelconque. Lorsque le responsable de la tour aérienne décrocha enfin, Patricia débita à une telle allure son flot de paroles que celui-ci ne comprit pas la moitié des mots cascadeurs qui crachotaient dans son haut-parleur :
— Bravo-Alpha-Tango, vous pouvez répéter ? argua-t-il d’une voix plus forte.
— Mon pilote a sauté ! Je suis seule dans l’appareil et je ne sais pas comment gérer cet oiseau de malheur !
— Votre pilote est un oiseau de malheur ? C’est ça Bravo-Alpha-Tango ?
— Non, ce n’est pas ça ! Mon pilote a quitté l’appareil ! Je suis seule aux commandes et je n’y connais rien !
— Vous voulez parler au commandant, Bravo-Alpha-Tango ?
— Mais vous êtes bouché à l’émeri ou quoi ? Non, je ne veux pas parler au commandant. Je suis seule dans l’appareil en pilotage automatique ! Faites quelque chose, je vous en supplie !
— Le commandant en pilotage automatique ? Ah non, le commandant sait piloter sans cela. Tout va bien pour vous, Bravo-Alpha-Tango ?
— Non, tout ne va pas bien pour moi ! Je vais m’écraser si vous continuez à vous moquer ainsi de moi !
— Mais Bravo-Alpha-Tango, je ne vous permets pas ! Vous ne manquez pas d’air ! Rappelez quand vous serez calmée ! Nous avons du travail. Au revoir Bravo-Alpha-Tango !
« Crrrr, crrrr », fit la radio puis, le silence s’abattit sur Patricia comme un couperet à couper l’herbe sous le pied. Désemparée, elle entrevit cependant deux solutions pour éviter de voler en éclats. La première consistait à rappeler la tour de contrôle plus calmement pour qu’ils l’aident à ramener l’avion ; la seconde, de laisser le monomoteur en plan et de sauter. Elle ôta ses gants pour se ronger les ongles, activité favorisant la concentration, puis après quelques secondes, alors qu’un bip sonore se déclencha dans le cockpit, elle résolut de se jeter dans le vide. En fait, cet appareil n’était pas le sien, et, une fois au sol, elle pourrait contacter les services aéronautiques pour expliquer qu’un avion sillonnait les airs, sans pilote à bord. Elle chassa de son esprit les questions sur le départ de Roland, retourna dans le fuselage puis ouvrit la porte.
Ce saut était risqué, car en l’absence de son compagnon des airs, il lui était impossible de savoir à quelle altitude elle se situait. Pour ne pas être ramassée à la petite cuillère, elle devait déployer sa voile au moment le plus opportun. Dans les vents contraires qui s’engouffraient, elle aspira profondément et, comme à chaque fois, fléchit sur ses jambes pour s’élancer dans les airs. Elle était prête à sauter quand elle vit un petit écureuil gris tapi dans un coin, effrayé par le bruit monumental du moteur combiné à celui de l’air entrant. Elle adorait cet animal à la fourrure de vair, aussi fut-elle prise d’un remord incongru à l’idée de laisser cet être adorable et sans défense s’écraser comme une pêche blette. Elle referma instamment la porte, se débarrassa de ses gants, puis tenta d’attraper l’écureuil, apeuré, qui courait en tout sens. C’est alors qu’elle sentit l’appareil perdre de l’altitude. Il fallait qu’elle s’éjecte rapidement si elle voulait revoir les siens. Tant pis pour le rongeur, se dit-elle, après tout, il n’avait pas à élire domicile dans cet avion ! L’aéronef piquait du nez, elle devait relever la tête et vite !
Elle ouvrit de nouveau la lourde porte , recommença les mouvements consacrés puis se jeta dans les airs, l’avion au-dessus d’elle, transportant son petit passager clandestin. Très vite, alors que le sol s’annonçait imminent, elle déploya la voile de son parachute. Elle actionna le système à plusieurs reprises sans que rien ne se passe. Elle recommença, recommença, recommença, en vain. Elle se crut perdue quand, elle ne sut par quel miracle, la voilure répondit enfin à son appel désespéré. À trente mètres du sol et à la vitesse où elle descendait, il n’était pas du tout certain qu’elle pourrait atterrir sans se fracasser un membre inférieur. Au-dessous d’elle, les toits des maisons, les routes, les arbres, les champs, grossissaient à vue d’œil. Pourvu qu’elle ne se pose pas sur ces tuiles rouges ou sur un feuillu glabre qui ne manquerait pas de l’handicaper à vie, espéra-t-elle, épouvantée ! Elle tira sur les ficelles de sa voile afin de diriger l’ensemble vers un carré de gazon où paradaient de cyniques nains de jardin souriants. Les commandes ne répondirent pas, aussi fut-elle contrainte de laisser le cours insensible des vents insensés gouverner l’oiseau fou de son fatal destin. Elle s’apprêtait déjà à avaler son bulletin de naissance quand elle entendit l’écureuil acrobate au-dessus de sa tête. La fourrure hérissée, l’animal stressé rongeait les fils auxquels la vie de Patricia tenait. Les yeux en l’air, elle ne vit pas le toit qui se rapprochait dangereusement. C’est alors qu’elle sentit une forte piqûre sur sa fesse : « Mme Latour, vous m’entendez ? C’est Lucie, l’infirmière. J’ai une excellente nouvelle. Vous acceptez bien votre traitement, visiblement. Tant mieux. Si les effets perdurent, vous quitterez bientôt cette camisole. »
Patricia Latour baragouina des onomatopées seulement compréhensibles par elle-même, puis s’envola sur le dos de l’écureuil pour se gaver de pêches mûres. La tête alunée au parachute de ses hypnotiques cachets.
Elodie TORRENTE
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sam (jeudi, 19 décembre 2013 19:20)
Vos nouvelles sont toujours surprenantes . On ne s'ennuie jamais
à leur lecture . A la prochaine !
caroline (jeudi, 21 août 2014 16:47)
J'adore le ton alerte, les jeux de mots et le voyage dans lequel vous nous entrainez:
Vous nous faites prendre l'air avec humour et suspense!!