Je ne veux pas être complice

Ou comment les Français vous ont oublié, très cher Émile Zola.

Très cher Émile Z.,

Ne cherchez pas en remuant votre écran dans tous les sens. Non, on ne se connaît pas. Enfin, vous ne me connaissez pas. En revanche, moi si. À mon petit niveau, bien sûr. Nous n’avons jamais eu le bonheur de nous rencontrer.

Pourtant.

Il faut que je vous l’avoue. Je vous ai dévoré dès l’âge de dix ans. Vos mots, porte-parole des maux de ceux qui n’ont pas voix au chapitre ont fabriqué cette jeune fille révoltée puis cette femme engagée au côté des plus vulnérables, toujours prête à mettre son énergie à la disposition d’une bonne cause. Cela, je vous le dois. Vos pages m’ont transportée, élevée, sauvée, guidée vers l’humanisme. Elles expliquent cette familiarité, très cher Émile. Il n’y a point besoin de partager son visage pour partager son cœur.

Hélas, si je prends le clavier aujourd’hui (les plumes maintenant ne servent plus qu’à remplir les doudounes Canada Bouse arrachées à des canards d’élevage stressés et vendues à prix d’or), ce n’est pas pour me faire la porteuse de bonnes nouvelles de notre monde, laissé à l’abandon par une cohorte de mécréants qui ne pensent qu’à l’argent, qu’à prendre le pouvoir sur l’autre dans cette politique carnassière d’ultracompétition économique.

Car s’il y a eu des progrès, je ne le nie pas, ils sont avant tout techniques. Pour le reste, en ce début de XXIe siècle, le niveau de vie des très très très riches est toujours plus élevé tandis que les pauvres sont encore plus pauvres. L’esclavage perdure et se développe sous des noms de femmes libres, ces Amazones qui détruisent tous les commerces sur leur passage (Un hasard ce nom, en pleine bataille pour l’égalité des sexes ?). La peste n’envahit plus les villes d’Europe (et encore, j’avoue, il faudrait que je vérifie). Le cancer en revanche décime à tour de bras ! Quant aux guerres, elles existent plus que jamais. À l’heure où je vous écris, il y aurait quatre-vingts conflits en cours dans le monde. Cela dit, vous ne serez pas étonné de l’apprendre. Vous le savez mieux que quiconque. Le capitalisme n’était déjà pas un système très encourageant pour l’avenir de l’Homme au XIXe siècle. Alors poussé à son extrême comme dans le nôtre, forcément, l’humanité se meurt. Mais laissons cela. Je sais votre temps long. Le mien est encore compté. Et puis, ce n’est pas sûr que ça intéresse grand monde, finalement.

Je disais donc, hélas, les nouvelles sont mauvaises. S’agissant de vous, évidemment. Sinon, pourquoi vous déranger ?

L’affaire est d’importance.

Un scélérat (l’appellation d’homme ne s’applique pas à cette engeance) se sert de votre engagement sincère auprès de Dreyfus pour humilier des victimes (mais pas uniquement) et ce, sous les applaudissements du public !

Le tout sans que vous puissiez réagir.

Oui, très cher Émile, vous avez bien lu, on bafoue votre courage. Pire ! Un être abject brandit à la face du monde votre J’accuse… ! pour insulter ses victimes et, ce faisant, les accuser en retour, comme si son mépris ne suffisait pas.

Mais reprenons les faits.

Figurez-vous que votre texte a fait l’objet d’un film. Un film, c’est une histoire que l’on projette sous forme d’images et de sons à des spectateurs dans une salle obscure appelée cinéma. C’est fabriqué grâce à des caméras comme le Daguerréotype (en beaucoup plus élaboré), des lumières, des acteurs, et un réalisateur. Un film magistral, rapporte-t-on. Une grande œuvre. Depuis des semaines des foules entières se pressent pour voir ce pan de l’histoire de France. Il n’y a pas grand-chose à redire à cela.

Jusque-là.

Fâcheusement, le réalisateur, c’est-à-dire celui qui dirige les acteurs et les actrices, a été accusé de viols à maintes reprises par certaines de ces comédiennes, les plus jeunes. Il aime les femmes parfois à peine pubères, il se sait hors-la-loi aux États-Unis, il le dit lui-même, les lois de ce pays sont inflexibles pour des hommes ayant des penchants avérés pour les adolescentes. D’ailleurs, en dehors de Samantha Gailey épouse Geimer pour laquelle justice a été rendue, de l’actrice britannique Charlotte Lewis à la photographe française Valentine Monnier, les plaintes sont nombreuses, particulièrement ces dernières années.

Parce que le bougre a du talent, la France dont il possède la nationalité, refuse comme pour tout citoyen français de l’extrader pour qu’il soit jugé aux États-Unis, là où il est attendu et souhaité pour répondre d’une révision de jugement. Certes, l’on pourrait s’interroger sur les motivations de ce nouveau procès quand la victime ne veut plus entendre parler de cette histoire. Mais pour les autres ?

Et si Valentine Monnier, dernièrement, s’est plainte de viol en France, chacun sait (ou presque) à quel point il est difficile dans notre pays des Droits de l’homme d’envoyer un violeur devant les tribunaux, encore plus s’il a un nom. Du coup, bien protégé derrière sa carte d’identité et sa notoriété d’artiste, notre franco-polonais est à peu près tranquille jusqu’à sa mort.

De fait, le peuple français se presse dans les salles pour engraisser l’homme et saluer son talent à coups de phrases comme "il faut distinguer l’homme de l’artiste." ! Je vous vois sourire et vous le concède humblement. La formule est culottée. Enfin, si vous m’autorisez ce terme à propos d’un sujet aussi grave.

Ont-ils agi de même à votre époque ? Lorsque vous avez défendu cet homme du complot dont il était accusé à tort, les anti-dreyfusards, les nationalistes, les « bons Français » ont-ils clamé à votre égard qu’il fallait distinguer votre engagement d’homme à défendre un juif de votre talent d’écrivain pour raconter l’horreur de la mine ?

Je n’en suis pas convaincue puisqu’ils vous ont envoyé devant un tribunal d’assises qui vous força à l’exil en Angleterre avant de vous tuer, quatre ans après votre réquisitoire du 13 janvier 1898 en Une de l’Aurore. Accident ou meurtre, l’histoire s’interroge encore. Quoi qu’il en soit vous êtes bien mort de façon prématurée parce que vous aviez mené ce combat contre une bonne majorité, pour la vérité, contre l’injustice, ce combat qui, dit-on, vous a poussé à la presque folie.

Et là, nous avons un clampin qui, pour gagner des spectateurs et redorer son blason entaché par ces « féministes hystériques » utilise votre J’accuse… ! pour dire à tous, implicitement, qu’il est la victime d’un complot… à l’instar de Dreyfus !

S’il est la cible des mouvements féministes, c’est bien parce qu’il y a eu d’autres Samantha Gailey - Geimer. Si cet illusionniste est dans leur ligne de mire, c’est bien parce qu’il se sert de la culture du viol à la française pour ne pas être inquiété. « Il est âgé. » « Ce sont de vieilles histoires. » « Les victimes devraient oublier. » Difficile quand on leur crache au visage, sous forme de 4x3, votre excellent J’accuse… ! en guise de procès.

Et puisqu’il crie son innocence, pourquoi dans ce cas, ne pas accepter d’être confronté à ses cinq nouvelles accusatrices ? Par peur d’être emprisonné à tort et de payer pour tous ceux qui passent entre les mailles du filet de la justice ? Condamner un innocent, c’est inadmissible et très grave. Mais ne pas entendre les victimes quand on sait que le taux de fausse accusation est de l’ordre de 5,9% comme pour tous les autres crimes, est-ce moins grave ? Est-ce admissible ?

Alors oui, j’ai pensé à vous très cher Émile Z. J’ai pensé à toutes ces femmes aussi qui, en France, n’osent pas dire qu’elles ont été abusées sexuellement ou qui, quand elles le confient sont systématiquement présumées menteuses ou aguicheuses. J’ai pensé à ces 13 % qui trouvent la force et le soutien nécessaires pour porter plainte et aux 76 % d’entre elles qui ne sont pas entendues par le procureur de la République. J’ai pensé à mon combat contre cette culture d’un crime presque ordinaire. À ce J’accuse… ! que nous sommes encore si peu nombreux à brandir pour pointer les violences sexuelles faites aux femmes et aux enfants. Ces violences qui tuent l’humanité.

J’ai pensé à ces actrices confiantes et enjouées à l’idée de tourner avec ce Maître. À leur souffrance d’avoir croisé sa route.

À ces douze nominations de l'Académie des César.

Et à tous ceux qui préfèrent l’obscurité de l’illusion à la lumière de la vérité.

Et j’ai décidé de vous écrire. Même dans le vide.

Mon devoir est de parler, je ne veux pas être complice…[1]

À vous, car je sais que vous savez.

Élodie Torrente

(Première parution en janvier 2020 dans la rubrique Société de l'e-magazine Nanas Imparfaites. Tous droits déposés)

[1] In J’accuse… ! Lettre au Président de la République, Émile Zola, l’Aurore, 13 janvier 1898

Cet article a été publié dans le magazine Nanas imparfaites le 16 janvier 2020